Zoom sur le devoir de vigilance après le report du vote de la directive CSDD

 

Le vote de la directive CSDDD (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) se fait attendre... Initialement prévu le vendredi 9 février 2024, il a finalement été annulé et reporté, en raison de l’abstention annoncée de l’Allemagne et de la crainte de voir le texte rejeté.

En attendant le nouveau vote, zoom sur le devoir de vigilance. Que dit la loi française ? Quelles carences peut-on observer ? Et que changerait l’adoption de la directive CSDD pour les entreprises ?

 

Auteur : Agathe Ernst, Consultante anticorruption & ESG chez Proetic

 

La France est le premier pays à avoir adopté un devoir de vigilance remettant le respect des droits Humains au cœur des préoccupations des multinationales.

Le 24 avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh, fait plus de 1 100 morts parmi les milliers d'ouvriers travaillant pour plusieurs grandes marques occidentales. C’est à la suite de ce drame que le législateur français s’attelle la création d’une loi protectrice des travailleurs en rendant les groupes internationaux responsables de leurs activités tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.

 

Que dit la loi française ?

Adoptée le 27 mars 2017, la loi n°2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, oblige les grandes entreprises françaises à établir et à mettre en œuvre un plan de vigilance identifiant et prévenant les risques d'atteintes graves aux droits de l'Homme, à la santé, sécurité des personnes et à l'environnement, résultant de leurs activités et de celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs.

Sont concernées :  

  • Les sociétés anonymes ayant plus de 5 000 salariés et ayant leur siège en France
  • Les entreprises étrangères, lorsqu’elles sont implantées en France avec plus de 10 000 salariés.

Mise en place obligatoire d’un plan de vigilance publié : visant à identifier et remédier les atteintes graves aux droits Humains et aux libertés fondamentales, à la santé, la sécurité des personnes, et à l'environnement que causent et pourraient causer l’entreprise. Il comprend 5 mesures :

  • Une cartographie des risques pour identifier et hiérarchiser les risques liés aux activités de l’entreprise et de son réseau
  • Des procédures d’évaluations régulières de la chaîne de valeur (incluant les filiales, sous-traitants et fournisseurs de l’entreprise avec qui l’entreprise a des relations établies)
  • Des actions concrètes et adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves
  • Un mécanisme d’alerte et de signalement des risques
  • Un suivi constant des mesures et une évaluation de leur efficacité.

Sanctions :

  • En cas de non-publication du plan de vigilance / plan non conforme : tout membre de la société civile (organisation syndicale, salarié, ONG…) peut mettre en demeure l'entreprise afin de l’enjoindre à respecter ses obligations sous 3 mois.
  • Si 3 mois après avoir été mise en demeure, l’entreprise ne s’est toujours pas conformée, le juge peut être saisi et la condamner à verser des pénalités par jour de retard.
  • En cas de dommage avéré, la responsabilité civile de son auteur pourra être engagée, l’obligeant à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations (mise en œuvre de son plan de vigilance) aurait permis d’éviter.

1ère application : condamnation de La Poste par le Tribunal de Paris le 5 décembre 2023

Première décision de fond en application de la loi sur le devoir de vigilance, le tribunal de Paris a condamné La Poste à :

  • Compléter le plan de vigilance par une cartographie des risques destinée à leurs identifications, leur analyse et leur hiérarchisation
  • Établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par la cartographie des risques
  • Compléter son plan de vigilance par un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements après avoir procédé à une concertation des organisations syndicales représentatives
  • Publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance

Tribunal judiciaire de Paris, pôle social, 1ère ch., 4ème sec., 5 déc. 2023, n° RG 21/15827, La Poste 

 

Quelles carences peut-on observer dans la loi française ?

  • Un scope d’entreprises concernées trop restreint : pour les ONG, les seuils identifiant les entreprises soumises au devoir de vigilance sont trop bas ne permettant pas de mesurer l’impact d’un nombre satisfaisant d’entreprises. 
  • Des sanctions insuffisantes : les sanctions prévues par la loi en cas de non-respect du devoir de vigilance sont considérées comme trop peu dissuasives.
  • Un manque de contrôles effectifs : loi ne prévoit pas suffisamment de mécanismes de contrôle pour garantir la mise en œuvre effective des plans de vigilance.
  • Un manque de publicité : aucune base de données publique n’est dédiée à la publication des rapports des entreprises, ne permettant pas l’accessibilité et la comparabilité des évolutions et progrès des entreprises.
  • Une opacité des rapports : bien que la loi exige des entreprises de publier des rapports sur leurs mesures de vigilance, aucune vérification n’est pour le moment menée sur l’exactitude de ces publications.

 

Devoir de vigilance français, devoir de vigilance européen, quelles différences ?

Lors de la présentation de la directive, Didier Reynders, commissaire européen de la justice a affirmé que « seules les entreprises qui ne nuisent pas à l’environnement et respectent pleinement les droits de l’Homme devraient opérer dans l’Union européenne».

Dans le cas où le texte serait approuvé définitivement, les États membres de l’UE auraient deux ans pour transposer la directive dans leur législation nationale.

La France devra, quant à elle, renforcer certaines dispositions de sa loi de 2017, au regard des exigences de la Directive :

  •  Élargissement du scope des entreprises concernées avec les entreprises de l’Union européenne et sociétés mères ayant :
    • Plus de 500 salariés et ayant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 150 millions d’euros
    • Plus de 250 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 40 millions d’euros si au moins 20 millions pour les secteurs à haut risques
    • Sociétés de pays tiers et sociétés mères ayant un chiffre d’affaires équivalent dans l’Union européenne

Le nombre de sociétés concernées est estimé à 150 sous la loi devoir de vigilance français. Ce nombre passerait à 13 000 grâce à la directive européenne (dont 4 000 dans des pays non européens).

A noter que l’accord trouvé entre le Parlement européen et le Conseil a débouché sur une exclusion (temporaire) du secteur financier du périmètre d’application de la future directive.

  • Scope de la vigilance étendu : la Directive contraint les multinationales à respecter les droits humains et environnementaux sur l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement.
    • D’où viennent les biens fournis ?
    • Comment ont-ils été produits ? 
    • Avec quelles conséquences sur l’environnement et le climat ?
  • La Directive impose une obligation environnementale pour les grandes sociétés qui devront disposer d’un plan permettant de garantir que leur stratégie commerciale est compatible avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5°C conformément à l’Accord de Paris.

 

Le vote de la Directive CSDDD, prévu le vendredi 9 février, s’annonçait comme une formalité après l’accord provisoire du Conseil et le Parlement européen sur le texte le 14 décembre 2023. Craignant un rejet du texte de la part de 4 pays (dont l’Allemagne qui avait annoncé son abstention début février), le vote a été reporté à une date encore inconnue à ce jour.

 

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